Marlowe (2018)

« You can become my partner ? » (Extrait de La Valse des truands sortie en 1969 et intitulé Marlowe dans sa version originale.)

Cette phrase introduit l’album comme une invitation du producteur l’Orange, connu pour ses nombreuses productions touchants à de nombreux genres musicaux, pour le rappeur Solemn Brigham, nouvel arrivant sur la scène rap. Un duo qui se forme sur une premiere piste avant que cet album débarque. Avec Marlowe, ils signent une des plus belles découvertes rap de la décennie, rien que ça.

Après une ouverture étrange, à base d’extrait de films, l’album se lance avec Lost Arts, tout un programme. Un signe de la volonté old-school de l’album qui avec sa création veut faire renaitre un genre un peu oublié.

« We interrupt this program to bring you a live. Broadcast from the Western Funk but now resurrecting lost arts. Don’t you feel it? Brigham»

Le beat appuie cela avec ce petit son de guitare qui sonne comme une cloche de réveil.

Jamais avare dans son utilisation de films, l’album dévoile les talents de Brigham à un rythme fulgurant comme le montre Tales from East qui tout en rimes est porté par un beat chorale piochant dans diverses branches musicales. Les diverses

« Still with the peeps that I struggled with. Every new gig, just another whip. And I almost slipped, wheres the fundament » 

Affichant une durée relativement courte quand on voit le nombre de pistes disponibles, l’une des forces de l’album est sa constante variation d’ambiance. Souvent très noire comme le remarquable Palm Readers qui pioche dans le blues avec une guitare fatiguée et un Brigham probablement à son sommet :

« Got no problem staying wake, I got so much left at stake. I just got up from the rubble, never crumble under weight. I just beat another struggle, put the supper on a plate »

Medicated lui nous invite à un mélange de funk ou le beat demande à Brigham de changer son flow, chose qu’il fait avec acuité et accompagné de voix supplémentaires.

Sans jamais se perdre, L’Orange offre une variété rythmique de grande qualité qui ne saurait rougir devant les majeurs du genre Endtoducing… (DJ Shadow), Donuts (J. Dilla) ou encore Deadringer (RJD2) tant il parvient à aller jusqu’au bout de son concept narratif et musical. Venu de nulle part, Marlowe nait de sa succession de track et des divers extrait de films pour se créer une identité en moins de 40 minutes. 

Duo qui fait du bien à l’amateur de rap que je suis, Marlowe confirme le talent de l’Orange et révèle Solemn Brigham comme un rappeur à suivre.  A travers son ambiance noir et prenante, Marlowe est une album de rap à écouter et réécouter car il rappelle certaines des grandes heures d’un genre en constante mutation.

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Midsommar (2019)

Hérédité avait déjà imposé la patte de son réalisateur avec cette irrémédiable montée d’anxiété liée à la trajectoire folle de sa principale protagoniste. Ici, Toni Collette est remplacé par Florence Pugh (The Young Lady), et la nuit par les longues journées suédoises. Prenant pour point de départ, la mort des parents de son héroïne dans des conditions cauchemardesques, le film nous plonge au coeur d’une communauté vivant en Suède selon des traditions ancestrales et étranges.

Midsommar prend le partie du cloisonnement. Celui-ci revêt une forme centrale de part l’enfermement de ses personnages dans une communauté qui exclut toutes formes d’échappatoire. Au sein d’un culte ancestral, les diverses trajectoires symbolisent elles-aussi le renfermement et l’impossibilité de se soustraire à ses erreurs : Christian ne peut se résoudre à quitter Dani car elle a perdu sa famille, il est prisonnier de cette relation et de son incapacité à être sincère. Les protagonistes ne peuvent s’échapper de la communauté car ils en sont prisonniers sans vraiment le savoir mais ils sont surtout prisonniers d’un destin qu’ils ont compliqué par eux-mêmes (Christian aurait du quitter Dani au vu de la dissymétrie de leur amour) en refusant d’affronter la vérité. Ari Aster continue ainsi d’explorer la famille au sens large grâce à un cercle d’amis dans lequel le jaillissement de la vérité va faire voler en éclat une union de façade.

Midsommar prend un parti radical en mélangeant un humour savoureux (Will Poulter a de sacrées répliques durant l’arrivée en Suède) et noir (l’accouplement avec toutes les femmes nues autour qui se font l’écho d’un ébat glauque) avec la naissance de la captivité. Ce parti pris se retrouve dans la réalisation tout en symbole d’Ari Aster. On trouve d’une part de nombreux fondus qui évoquent les trajectoires de protagonistes (Dani dans le feu comme pour appeler sa vengeance future) ou encore l’usage astucieux des miroirs. En effet, dès le début, le film cadre ses personnages et les enferment dans les reflets. La scène qui annonce le voyage en suède prend soin de séparer le couple Dani/Christian dans un miroir et le reste du groupe. La volonté est double : avoir tous les personnages dans le même plan mais surtout opposer les trames et faire du couple le reflet de ce qu’il a été. Ce jeu de miroir se retrouve dans plusieurs plans et incarne l’idée de la dualité que le film va développer. L’ambivalence des personnages se révèlent tout au long du film et parfois de manière brutale (on pense à la scène du repas qui amène au premier rite du film) ou encore à la scène où Christian se détache de Mark. Outre une captation des visages pertinente notamment pour la dernier demie heure où les raccords entre scènes sont savoureux et étonnamment drôles, le film nous perd totalement dans son rapport au temps. L’absence de véritable nuit et la luminosité ambiante rendent le voyage confus faisant du spectateur un membre de ce groupe de touristes perdus. Ce sentiment de perte de repère est mis en lumière dès les premières scènes avec de discrètes ellipses (celle où Dani rentre dans une pièce et se retrouve instantanément dans l’avion pour la Suède) qui renforcent la perte de repère.

Midsommar est un voyage étonnant qui confirme le talent de Ari Aster grâce à sa réalisation pertinente et son mélange d’humour et d’horreur (qui ne sera pas du goût de tout le monde). Reste que c’est le genre de proposition filmique qui fait du bien et marque le spectateur. N’oublions pas de saluer la belle prestation de Florence Pugh qui montre, après l’excellent The Young Lady, l’étendue de son talent. 

La Mort aux Trousses (1959)

Au départ prévu pour James Stewart, La Mort aux trousses héritera finalement de Cary Grant dans le rôle de Roger Thornhill, un publicitaire qui se retrouve au milieu d’une affaire sombre par un concours de circonstance fou. C’est d’ailleurs un climat étrange qui entoure le film. Le fait qu’Hitchcock se fasse fermer la porte au nez avant de prendre un bus pour New-York, le tournage, au cours duquel Cary Grant se posa des questions sur la direction prise par le maître ne sont que quelques unes des embuches croisées par ce film. Il n’en demeure pas moins que l’on tient une oeuvre remarquable à plus d’un titre.

Construit autour d’une erreur, la chasse dans laquelle Thornhill se retrouve pris au piège est atypique. D’une part, l’infantilisation de ce héros le décrédibilise totalement. Il se retrouve ,sous l’emprise de l’alcool, à monter sur des meubles, à appeler sa mère pour venir le chercher, à s’amuser pendant son rasage. Non seulement le héros est étranger au milieu du renseignement dans lequel il est plongé mais le film s’attache à le rabaisser constamment. A cela s’ajoute une traque qui ne fait sens qu’au fur et à mesure des révélations. La Mort aux Trousses revêt alors les apparats d’une oeuvre à la croisée des genres, entre comédie et film d’espionnage, posant la question de la crédibilité à accorder à cette oeuvre.

Naturellement, l’écriture de Thornhill apporte beaucoup aux diverses péripéties car on plonge un homme ordinaire face à l’extraordinaire (une constante chez Hitchcock, on peut penser à L’homme qui en savait trop). Outre la grandiose scène où Cary Grant est poursuivi par un avion, les scènes où le jeu du chat et de la souris se met en branle brillent par leurs nombres et le rythme qu’elles parviennent à insuffler. On pense à la vente aux enchères qui alterne entre la rupture d’une relation et une tentative d’évasion aussi farfelue que drôle. On pense aussi à la scène du train qui créée l’un des atouts et point central du film. En quelques instants la magie entre Cary Grant et Eva Marie Saint s’installe. On se retrouve alors devant l’archétype de la blonde hitchockienne et entre alors en scène une romance qui sera exacerbé dans un final purement érotique. Sur le mont Rushmore, symbole américain, se joue une scène cruciale. Au bord du gouffre, nos héros luttent pour leur vie et dans un ultime râle, Cary Grant conduit sa future femme, non pas vers le rebord pour la sauver mais l’orgasme. Cette brillante bascule impose un final abrupte (dû au code Hays) qu’Hitchcock regrettera et  qui constitue pourtant un exemple remarquable d’écriture car en une scène, il conclut son film et son intrigue amoureuse. Cette volonté de sexualiser la romance rappelle fortement celle de Vertigo même si, dans ce dernier, la romance revêt un caractère malsain comme le maitre le confiera à Francois Truffaut. Il est aussi intéressant que le grand méchant campé par l’excellent James Mason est totalement écarté de la lutte finale renforçant ainsi l’aspect secondaire de la course contre les grands antagonistes annoncé par les prémices du film.

Du haut de ses plus de deux heures, La Mort aux trousses est un réussite multiforme de part l’alliage des genres et sa structure qui dépasse sa simplicité d’apparat. Quand on se dit qu’Alfred Hitchcock a supplié Cary Grant pour qu’il fasse ce film, au vu du résultat on comprend pourquoi ce dernier s’est incliné devant le maitre quand le film rencontra le succès. 

La Grande Evasion (1963)

Il y a des combats que l’on sait perdus d’avance. Il y a des causes que l’on sait difficiles à défendre. Pourtant, il y a toujours des hommes prêts à les défendre, prêt à montrer la voie. Adapté du récit véritable d’une tentative d’évasion aussi audacieuse que tragique, La Grande Evasion de John Sturges raconte l’histoire de résistants tenaces au courage exemplaire.

Sans préambule, le film débute par l’introduction de sa galerie de personnages parfaitement creusée. D’emblée, le ton est donné. A peine arrivés, les hommes tentent de fuir en échafaudant des micros plans en quelques secondes, en quelques regards. Evidemment, ces tentatives se révèlent infructueuses et posent les bases d’une future fuite. Le film se construit alors autour de la construction d’un tunnel permettant à…250 prisonniers de sortir. Une ambition démesurée mais qui traduit une volonté libertaire que le film va développer de manière intelligente. En effet, couplée à cette grande évasion se trouve celle du héros américain incarné par Steve McQueen qui jouera un rôle à part dans cette entreprise en faisant preuve de ressources inépuisables. Le camp est décrit avec étrangeté car les soldats allemands ne font aucunement preuve de cruauté physique à écran et semble même prompt à un arrangement afin de rendre la captivité plus humaine (le pacte conclut à l’arrivée au camp en témoigne). Derrière cela, Il y a évidemment le prix que représente la capture d’officiers hauts gradés, de pilotes experts et cela contraint les soldats à des conditions de captivités singulières pour leurs estimables prisonniers. Le film suit alors la construit du tunnel qui servira à la grande évasion en offrant une galerie de personnages parfaitement creusée. Il y a les anglais, les américains, les russes, l’australien et un oubli de certaines nationalités que l’auteur du livre regrettera. Porté par un casting imposant : Charles Bronson, James Coburn, James Garner, Richard Attendborough et Steve McQueen dont les prestations et charismes contribuent fortement au charme du film. 

Naturellement, pour un film affichant non loin de trois heures de durée, l’attention doit être maintenue. C’est le montage et le scénario qui se chargent de cette tâche avec brio. En effet, la mise au point du plan et son déroulement se font à un rythme soutenue et allient une introduction des divers protagonistes à l’apparition des premières embûches. Chaque problème se doit alors d’être résolu sous peine de voir enterrer l’espoir d’une libération et à cela s’ajoute des complications lourdes : une claustrophobie pour un creuseur de tunnel, une perte de vue pour un faussaire entre autres. Si le film est discret dans ses mouvements de caméra, son scénario brille par son propos sur l’espoir. Catalysé par le lumineux écossais Yves qui tentent de sortir au plus vite car il est miné moralement par sa captivité, cette dualité émotionnelle est celle de nombre de captifs et le film parvient à capturer au travers de ce personnage ce à quoi un homme doit se refuser en de tels circonstances : abandonner tout espoir. De toutes les luttes affichées, de toutes les raisons qui poussent les soldats à vouloir s’enfuir, c’est bien la préservation de l’espoir qui prime. Un des éléments caractéristiques est la quête de pommes de terre de Steve McQueen (c’est d’ailleurs, le personnage le plus récalcitrant qu’il sera donné de voir avec celui de Charles Bronson et ses dix sept tunnels creusés) dont la raison n’est autre que la fabrication d’alcool pour célébrer l’indépendance (américaine) occasionnant une fête qui créera un éphémère bonheur mais suffisant pour rappeler le vent de la liberté. Le film sacralise cette idée dans sa dernière partie où les diverses échappées subissent des sorts variés. Certains s’échappent grâce à un concours de circonstances inouïes, d’autres se trahissent car oubliant leurs fausses identités et d’autres s’inscrivent dans la légende au guidon d’une moto. Il y a d’ailleurs dans cette fin un violent rappel de la réalité de la guerre avec une bascule dans l’horreur de la mort qui fait écho au générique rouge sang.

La Grande Evasion reste un film marquant de part son thème reconnaissable entre mille, sa célèbre course-poursuite à moto mais aussi, et surtout, son message sur l’espoir et les formes qu’il peut prendre. Le fait de ne jamais abandonner aura rarement été porté avec autant de style et de force. Il est recommandé de voir L’excellent Le Trou de Jacques Becker qui propose un des films carcéraux les plus brillants de l’histoire.

Le Parrain II (1974)

Sur un chemin de terre, une procession mené par le jeune Vito Andolini qui endosse à seulement 9 ans le rôle d’homme de famille. Tragédie d’une injure ayant menée au décès de son père et à la disparition de son frère, la naissance du Don se fait dans le sang et la perte complète de sa famille. Avec une introduction en forme de retour aux sources, le second volet de la trilogie lancée par Francis Ford Coppola en 1972 se pose comme une oeuvre aux grandes ambitions.

En effet, il y a pour commencer la dichotomie temporelle qui sépare l’ascension de Vito Corleone, campé par un impressionnant Robert De Niro qui fait montre d’une sobriété aussi nécessaire que pleine de charisme, de la lutte au pouvoir de son fils Michael, auquel Al Pacino offre une personnification parfaite grâce à une interprétation purement Pacinesque. Construit comme celle du premier opus, l’introduction laisse place à une fête où le nouveau Don reçoit les requêtes et tentent d’y répondre sans se laisser marcher sur les pieds. C’est ainsi que les différences entre le père et le fils apparaissent car on se souvient de la puissance de Vito qui, sans lever la voix, imposait le respect par sa simple présence là où Michael doit encore faire montre d’intelligence et de finesse afin d’éviter une fin prématurée. Se lance alors une machine aux rouages complexes entre trahisons familiales, ruptures familiales et vengeances. L’ascension de Michael se fait alors au travers de la découverte de celle de son père. On y découvre un homme posé et mesuré capable de tout et doté d’un code de conduite le respect prime. De son côté Michael se heurte à des difficultés conjugales dues à un milieu professionnel des plus dangereux et une volonté personnelle fluctuante. Ce parallèle offre au film un angle d’approche des plus intéressants car en confrontant passé et présent, Le Parrain II maintient un rythme palpitant tout en évoquant une rupture entre père et fils que la sublime scène finale marquera de la plus belle des manières.

Cette scène est d’ailleurs à l’image de l’ensemble du film. En effet, on trouve tout ce qui fait le charme de cette oeuvre avec cette ambiance particulière où la discrétion des lumières, les choix photographiques (nombreux plans fixes où les personnages se toisent comme cette scène où Fredo et Michael discutent sur un fond neigeux des plus annonciateurs) et la minutie de la mise en scène (on pense à de nombreuses scènes mais celle où Fredo part pêcher avec le fils de Michael est un bijou tant Coppola use habilement de lents travellings pour mieux capturer le secret que veut partager un oncle avec son neveu). Le Parrain II est cinématographiquement remarquable car il poursuit avec acuité le travail d’ambiance de son prédécesseur tout en conservant la puissance des dialogues qui restent en mémoire et se font échos durant le film. Pour exemple :

You’re my bother Fredo, you don’t have to apologize.

et plus tard :

I know it was you, Fredo. You broke my heart. You broke my heart.

La captation des regards est aussi un élément visuel extrêmement important et savamment utilisé. Un des exemples les plus frappants est celui du procès où Pentangeli échange, par le biais de la caméra, des regards avec un homme dont on comprendras l’importance et l’identité créant un revirement aussi inattendu que puissant. Cette façon de jongler entre les protagonistes et de nous faire passer leurs peurs contribuent fortement au renforcement des diverses craintes évoquées par Michael mais aussi par ses opposants. Coppola fait montre d’une capacité impressionnante à sublimer ses acteurs comme Diane Keaton qui en impose en femme trahie ou encore l’immense John Cazale qui campe un Fredo terrifié par sa bêtise et son manque de poigne. On notera aussi l’excellente prestation de Robert Duvall.

La Parrain II est une oeuvre aussi démesurée qu’immense de beauté et de richesse. Tragédie familiale en trois actes, il offre une des plus partitions du genre et un moment d’anthologie où la grandeur des débuts modestes se heurtent à la difficulté de la gestion d’un héritage. Cette scène finale où le jeune Michael reste seul à table se grave instantanément dans notre esprit car elle renvoie à une phrase prononcée par sa mère :

 on ne peut jamais perdre sa famille.

Le voir seul et isolé nous renvoie à cela mais comme le montre le film, la famille n’est jamais loin et on revient toujours à elle.

So long, my son (2019)

A l’ouverture du film, la distance vis-à-vis des protagonistes nous est imposée. Des enfants qui jouent au bord de l’eau et un drame nous font alors entrer dans la vie d’un couple : Liu Yaojung et Wang Lyun. Nous allons suivre leur vie et celle de leurs proches au travers des mutations sociales en Chine et, surtout, au travers d’un drame : la perte de leur enfant Xingxing.

A la mort de leur fils, le couple voit sa vie voler en éclats. Ils s’enfoncent dans une routine où le travail prime sur le temps de la reconstruction. Le couple s’effrite malgré l’adoption d’un second enfant avec lequel le contact semble rompu. On note aussi que le couple s’est complément éloigné de son cercle d’amis proches avec lequel il formait une grande famille. C’est ainsi que le film lance la sublime fresque qu’est la vie de Yaojung et Lyun. En effet, partant de ce deuil le film déploie les trames qui vont nous occuper pendant trois heures. Il sera question de politique chinoise avec en trame de fond la course à la croissance industrielle et aussi les conséquences de la politique de l’enfant unique. Seront aussi abordés les liens brisés par les drames qui, s’ils ne défont pas les amitiés, éloignent les gens sans toutefois briser l’amour que l’on a pour eux. On voit alors en So Long, My Son une oeuvre sur les adieux : ceux qui ne durent pas, ceux qui ne durent que trop longtemps et ceux qui sont définitifs. Déferlement d’émotions, de questionnement et de sincérité, So Long My Son se suit avec intensité et cela malgré sa durée. Le film parvient à capter le spectateur grâce à son écriture et sa réalisation que nous allons évoquer maintenant.

La scène d’introduction pose les bases de la réalisation de Wang Xiaoshuai.  En effet, il filme avec une distance étonnante les jeunes garcons qui s’amusent et fera de même avec la mort de Xingxing. Ce choix sonne alors comme une volonté de créer une distance avec cet enfant disparu mais est aussi le reflet de la pudeur avec laquelle le film déploie les drames de la vie. L’autre point clé se trouve dans l’art du plan séquence que le film applique à plusieurs reprises notamment au travers du suivi des personnages comme pour marquer la continuité de l’action et nous rendre témoin de l’action en faisant de la caméra un spectateur de l’action. A ces petites touches s’ajoutent une capacité remarquable à jouer de travelling de manière discrète pour créer ou renforcer les moments dramatiques. A cette réalisation grandiose, le scénario offre un canevas des plus parfaits. Construits sous forme de flashbacks, l’histoire nous renvoie sans cesse dans le passé afin d’éclairer des moments restés mystérieux ou encore apporter un point de vue différents. Pour exemple, le drame initial sera vu du point des parents de Xingxing pour que l’on puisse y lire la douleur intense (encore une fois la distance prise dans cette scène est à saluer) mais aussi du point de vue de Haohao pour mieux comprendre la trajectoire du couple formé par ses parents. Ses choix d’écritures entretiennent notre attention tout en évitant d’afficher des repères temporels grossiers et poussant ainsi le spectateur à se repérer grâce au cadre historico-social servant de toile de fond. L’économie verbale dans les dialogues est particulièrement judicieuse ici car poser des mots sur les maux les plus profonds auraient saborder la puissance du film. Néanmoins, les moments les plus poignants (et il sont nombreux) sont parfois le fait de quelques mots prononcés (le discours de Yaojung quand il remet sa pièce d’identité à son fils adoptif est bouleversant) par des acteurs exceptionnels de justesse : Wang Chingsun et Yong Mei. Pour finir, la photographie naturaliste et divine se couple à une douceur musicale portée par  :une mélodie au piano qui reviendra à plusieurs moments clés pour apporter au film la dose de poésie nécessaire et le morceau « ce n’est qu’un au revoir » qui reviendra comme un piqure de rappel.

 Résumer l’ampleur de l’entreprise filmique qu’est So Long, My Son est difficile car c’est un long-métrage aux allures de film somme.  Capable de jongler avec les émotions, nous faisant sourire et verser des larmes, le film parcourt la vie avec sincérité et finesse tout en rappelant pourquoi l’on aime tant le cinéma. Il trônera assurément parmi les plus beaux films de cette année 2019.

Phantom Thread (2018)

Il y a des alliances dans le cinéma que les mots ne suffisent pas à qualifier. Il y a des films auxquels l’on veut rendre hommage mais pour lesquels les mots nous paraissent dérisoires. C’est la cas du film qui va nous intéresser. En faisant de Daniel Day-Lewis son partenaire 10 ans après le grandiose There Will Be Blood, Paul Thomas Anderson offre avec Phantom Thread le dernier rôle d’un immense acteur et un oeuvre d’une richesse et d’une élégance rares.

Reynolds Woodcock est un couturier de renom qui mène sa maison en étroite collaboration avec sa soeur Cyril. Homme à la routine carrée et rigide, Reynolds ne laisse aucune place à l’émotion dans sa vie. Son travail prime sur tout le reste. Qu’il s’agisse d’un petit déjeuner ou d’une pause prise à dessiner un vêtement, il ne laisse aucune place à la distraction dans son existence. Pourtant, sa rencontre avec une serveuse, Alma, va lui apporter un bouleversement majeur tant artistiquement que sentimentalement.

Paul Thomas Anderson est un réalisateur qui divise tant ces oeuvres peuvent paraitre austères. On pense au sublime There Will Be Blood ou encore à son film sur l’église de la scientologie The Master.Aucune concession n’est faite par cet homme qui s’applique à concevoir des oeuvres toutes uniques et différentes sans déroger à ses aspirations artistiques. Ici, le choix de la haute couture catalyse une rencontre entre un homme et une femme venant de mondes différents et qui pourtant vont s’unir par un lien de prime abord délétère. La rigidité de Reynolds se heurte à la fraicheur d’Alma et créée un climat de tension intense. Visuellement, Anderson use de ce cadrage symptomatique du rapprochement en glissant subtilement un travelling au détour d’une empoignade verbale ou d’un moment de tendresse. Photographié par Anderson lui-même, Phantom Thread a la beauté que Woodcock veut donner aux femmes qu’il habille. Couleurs vives et teintes macabres s’affrontent dans un ballet visuel qui émerveille tant on est curieux de parcourir le prochain plan à l’écran. On saluera la bande son qui, si elle est souvent présente, plonge le film dans une ambiance tragique parfaitement en adéquation avec les variations narratives. On signalera d’ailleurs que le film est avant-tout un drame mais se montrera parfois d’un humour cinglant de noirceur. Cette finesse dialectique s’affirme comme un moteur du propos de Phantom Thread. Oeuvre sur la création de manière générale, on y trouvera une réflexion sur la place des émotions dans le processus créatif entre autre.

Habitant l’écran le trio Cyril/Reynolds/Alma épate de part le talent des acteurs qui les interprètent. Lesley Manville (Cyril) incarne la froideur que cherche Reynolds et n’est habitée que par la recherche de la perfection pour sa maison. Vicky Krieps (Alma), à qui on refuse un nom de famille pour rappeler son rang social, brille à l’écran dans son rôle de muse/femme trompée et parvient à occuper l’espace de manière de plus en plus magique au cours du temps. Et enfin il y a Daniel Day-Lewis, dont l’obsession pour le cinéma est en phase avec son personnage, trouve un rôle fait pour lui. Il est connu qu’il habite son personnage plusieurs mois avant et après la fin du tournage pour chacun de ses films. Les tourments de Reynolds sont aussi ceux de l’acteur et il fait une fois de plus montre d’un talent impossible à égaler.

Phantom Thread est une oeuvre austère mais tant tout grandiose de part sa richesse filmique. Beau, puissant et terriblement intense, il marque la fin de carrière de Daniel Day-Lewis et place un peu plus Paul Thomas Anderson dans la catégorie des meilleurs réalisateur/scénariste de sa génération. Phantom Thread est de ces films qui renforce l’amour du cinema.

Her Smell (2019)

Un vieux souvenir ouvre le film. Une image enregistrée sur cassette. Cela suffit à poser un cadre clair et familier pour les gens connaissant l’époque bénie du grunge. Un trio, appelé Something She, entièrement féminin et animé par la fougue des groupes débutants une carrière annonciatrice de futurs succès. Evidemment, et les exemples sont nombreux (Nirvana en tête), une carrière peut se briser en plein vol la faute à un environnement personnel instable ou une fragilité émotionnelle. C’est ce second point que le film aborde.

Something She n’est plus que l’ombre du groupe qu’il était. Sa chanteuse Becky (incarnée par l’impressionnante Elisabeth Moss) est en proie à une crise mystique et consomme beaucoup trop de drogues pour pouvoir assumer la charge de son enfant Tama. Son mari  Danny (Dan Stevens) tente de préserver l’enfant tout en essayant de maintenir une distance avec sa mère. Ses deux amies Marielle Hell (Impeccable Agyness Deyn) et Ali Van der Wolff complète le groupe en tentant tout pour préserver ce qui n’est plus que l’ombre d’un trio rencontrant le succès. 

Le film se décompose en cinq scènes, chacune étant séparée des autres par un flashback sous forme d’extrait vidéo. A l’intérieur de ce découpage, le film est construit comme un long trip sous l’effet d’une drogue forte. En effet, les premiers moments sont hallucinants tant Becky perd pied et entraine dans sa chute tout son entourage. Le film prend d’ailleurs le parti de l’extravagance en plaçant son héroïne sous l’influence d’un gourou qui la suit partout et ajoute à sa folie une dose effrayante de surnaturelle. En effet, entre le délire paranoïaque de Becky, sa fille qu’elle malmène et son entourage qui tente de la raisonner le spectateur a le vertige et ne sait pas où vont le mener les divers délire de la diva déchue. A ce titre la réalisation est remarquable car la camera se balade dans de fins couloirs au plus près de ces personnages renforçant ainsi le sentiment d’étouffement et l’annonce d’une fin aussi inévitable que brutale. 

Une fois passé un moment charnière, le trip bascule dans la descente où l’héroïne devient méconnaissable tant elle a perdu l’extravagance qui la caractérisait dans la première partie. Le film dévoile alors une sensibilité poignante avec cette mère qui tente de devenir meilleure pour sa fille. A ce titre, la scène au piano est brillante de part sa sobriété. Cette dernière n’est d’ailleurs pas un tire-larme convenu mais une véritable approche d’un changement pour une personne ayant touchée le fond. En créant ainsi l’espoir le film s’engage sur un terrain risqué mais relance sa protagoniste sur scène pour un show. On tire de cette partie une forme d’accomplissement car elle confronte Becky a son passé et à un choix pernicieux.

Outre sa structure remarquable, le film brille visuellement. Mentionné plus haut, le sentiment d’oppression apporté par des cadrages serrés et des mouvements rapides de caméra dans les premiers scènes laissera sa place à la sobriété dans la seconde moitié. Des plans plus larges et moins de mouvements comme ce long plan sur la bouilloire. Le réalisateur donne ainsi un écho pertinent au calme revenu dans la vie de Becky et ses proches. Cette association entre le scénario et la réalisation est à saluer car le film adopte un point vue directe qui pourrait rebuter tant le début plonge le spectateur sans préambule dans l’enfer de son héroïne. Il n’en est rien car le scénario a l’intelligence de compléter son héroïne en montrant ce qu’elle aurait pu être dès ses débuts. Ajoutons encore un mot sur les fameux extraits qui lancent chacune des scènes car ils sont un symbole et renverront beaucoup de fans de grunge au début des années 90.

Her Smell est à coup sur un des films de l’année de part sa structure originale et remarquable. On retiendra aussi l’impressionnante performance d’Elisabeth Moss. 

Face à la nuit (2019)

Alors que Les Eternels a démontré que le film de gangster pouvait se réinventer grâce à son esthétique renversante, Face à la nuit vient une fois de plus faire étalage du talent asiatique dans le cinéma (au moment où j’écris je n’ai pas eu le temps de voir So long, my son qui semble faire l’unanimité).

Trois nuits pour parcourir les instants clés d’une vie. Tel est le concept de Face à la nuit qui fait rajeunir son personnage tel un Benjamin Button asiatique. Le film cible trois nuits (le titre français faisant alors parfaitement sens) et entend évoquer la noirceur de la trajectoire du héros Zhang Dong Ling  qui se fera sur un coup du sort et des drames sociaux.

Le découpage renvoie à 3 époques. La première est une ville futuriste, désincarnée et froide. Les gens sont seuls et les bus automatisés matérialisent parfaitement le manque d’âme de la ville. La bonne parole est prêchée via des haut-parleurs qui rappellent la dictature et les dystopies les plus célèbres. Au milieu de cette ville aseptisée, Zhang erre,  porté par un contrat et une femme dont il ne veut plus mais ne peux se résoudre à laisser filer. Cette première partie brille par sa froideur et son implacable fin où le refus des choix contraints conduit à l’abandon.

La seconde partie est elle en lien avec la seconde et nous permet de comprendre la mélancolie de la première. Une idylle aussi brève qu’intense entre deux êtres perdus, déçus et en quête d’un renouveau salvateur. Cette partie est une fuite totale qui rompt avec la froideur de la vieillesse de Zhang. Le jeune couple parcourt les routes sous l’effet de drogues qui font de ce segment un rêve et, par conséquent, une impossible réalité.

La dernière partie est elle une retrouvaille aussi hasardeuse qu’inédite. Comme précédemment, c’est une course à pied qui fait se croiser les personnages et fait de Face à la nuit un film sur la course contre le temps. Le temps qui manque aux gens pour se dire les choses (la scène finale de cette partie est à ce titre efficace), le temps que l’on veut rattraper pour se donner une seconde chance ou réparer nos erreurs et le temps qui nous fuit de notre naissance à notre mort.

Techniquement, le film déploie une atmosphère froide où les rares bribes de chaleurs sont portées par des regards qui ne durent jamais longtemps car balayés par la réalité. Les gros plans pourront à l’occasion rappeler Wong Kar Wai et plus précisément In The Mood For Love tant le film insiste sur les visages de ses protagonistes. Le scénario glisse d’ailleurs des pistes pour deviner qui sont les gens et quels liens les unissent. Il y a aussi une scène marquante, plutôt un plan, où une sublime femme débarque pour manger et en un seul plan, le réalisateur laisse augurer d’un affrontement en regroupant dans un seul cadre tous les protagonistes de la scène pour mieux les séparer par la suite. 

Face à la nuit n’est pas novateur mais est prenant grâce à son choix narratif et la beauté tragique qui émane de son héros. On croise le destin au détour d’une vie déjà vécue et on s’interroge sur la notre en se demande si ces moments cruciaux ont déjà eu lieu.

Eight Houses (2014)

La musique a la capacité de me désarçonner et de m’entêter comme peu de choses peuvent le faire. Il suffit parfois d’une note ou d’une voix pour atteindre un stade de bonheur qui, s’il se révèle parfois éphémère, me rappelle pourquoi j’écoute autant de musique. Au détour d’une réécoute de l’excellent Wanderer de Cat Power, je me trouve par hasard hypnotisé par la voix de Jessica Larrabee et là sonne l’évidence : le morceau Owl.

Owl est le troisième titre de l’album Eight Houses, le déjà quatrième album du duo formée par Jessica et son compagnon Andy LaPlant à la batterie. Un duo qui se fait une place grâce à une belle panoplie d’albums qui ne déçoivent pas. Le nom du groupe viendrait du surnom de la chanteuses « bees » et la formation du groupe est un de ces hasard qui fait l’histoire de la musique. Pour revenir sur le morceau Owl, il pourrait servir de signature pour le groupe tant il parvient à sublimer la voix de sa chanteuse. Une voix que l’on rapprochera de Cat Power et PJ Harvey ( sur une note bien plus personnelle je ne peux m’empecher de songer à la divine Agnes Obel en écoutant le morceau Burning Bowl) tant sa douceur et sa présence rassurent et réconfortent. Côté instruments, ils sont plusieurs mais en toute discrétion chacun apportant sa touche à un morceau qui se veut fort et insistant comme cette personne que les paroles évoquent :

you’ll have to send a strong goddamn wind to get rid of me.

Il y a dans ce morceau une douceur amère qui évoque la rupture et les souvenirs.

Cette voix qui nous accompagne durant les 10 morceaux composant l’album se révèle peu à peu en changeant de registre. Il suffit d’écouter Feather Light, Breezy et Owl pour comprendre à quel point Jessica Larrabee maitrise sa voix parfaitement. Tantôt dans le blues, tantôt dans la folk, elle attise des braises qu’elle éteint aussitôt en offrant des envolées douces mais enivrantes. Se révèle alors l’intelligence de l’arrangement musical qui, sans être révolutionnaire, sait parfaitement se faire discret ou omniprésent selon l’ambiance voulue. Rien ne semble perturber l’harmonie dans cet album tant chaque morceau se démarque, que ce soit par une simple note répétée ou un rythme lancinant. Le duo semble n’avoir aucune limite et un potentiel immense qui laisse augurer du meilleur.

A la frontière des genres, du blues au folk, She Keeps Bees révèle une qualité musicale rare et prenante. La voix de sa chanteuse devrait figurer parmi les plus belles voix actuelles et ce disque parmi les petits bijoux méconnus qui entretiennent l’amour de la musique.